31 août 1879, naissance d’Alma Mahler…
Ok, ok, j’ai un jour de retard… Mais impossible de retrouver mes mots de passe pour mon blog alors que j’ai changé d’ordinateur… Ouf ! Me voilà sauvée 🙂
… »La nuit tombe rapidement en cette saison. Bientôt Ida entrera avec le plateau et servira le thé. Alma déteste ce breuvage de malade. Mais à présent que son cœur est fatigué, le cardiologue lui refuse de boire du café. Elle pourrait lui désobéir et ne pas choisir entre ses deux boissons favorites. Elle a fini par se soumettre, en parvenant à négocier de conserver le xérès, évidemment. Ce soir, elle peine à garder les yeux ouverts. Sa tête dodeline sur son cou sans parvenir à se redresser. Pourquoi est-elle si fatiguée ? Il est vrai que sa mémoire ne lui laisse aucun repos, comme s’il lui fallait tout revoir du film de sa vie. Est-il temps de tirer sa révérence ? Et au fond, que lui importe ? Elle a conscience d’être passée à côté de l’essentiel même si elle refuse de l’avouer ouvertement, préférant que les autres continuent de croire le contraire.
Car Alma aurait tout donné pour être un génie ! Très jeune, elle s’est forgé une idée précise de ce qu’elle deviendra plus tard. Avec un aplomb que son père approuvait et encourageait, partisan déclaré d’un potentiel héritage génétique, et tellement fier que cette ravissante enfant soit sa fille, elle usa un jour d’une grandiloquente solennité pour décréter devant la famille réunie :
− Mon père est un génie, je serai un génie.
Ni plus, ni moins.
La vieille dame a un petit hoquet au souvenir de ce matin lumineux. Mon Dieu qu’elle était jolie alors, et un peu pédante aussi, il lui faut bien le reconnaître. Car elle a toujours eu conscience de ses lacunes. Par-dessus tout, elle s’est très vite défiée de cette nonchalance et aussi de son ennui à travailler. Quand elle s’est retrouvée veuve et libre, elle aurait pu se remettre à composer. Elle sait bien que tout artiste ne parvient que laborieusement à l’évidence, vivant comme le fait son père – son modèle ! – par et pour son art. Après lui, Gustav lui en a donné la plus belle preuve. Il l’aimait, de cela elle est bien certaine, mais il n’a jamais été question pour lui de lui sacrifier son œuvre, incarnation de l’art musical, même après qu’elle l’eut trahi et qu’il se soit retrouvé à ses pieds. L’artiste demeurait dans les sommets et ne s’est jamais abaissé, au contraire de l’homme, veule et misérable. C’est aussi pour cela qu’il lui fut si facile d’envisager qu’elle abandonne la composition pour lui.
Aujourd’hui que le monde entier glorifie Gustav. Elle, reste persuadée que sa musique vaut toujours moins que la sienne, si pure et exigeante. Enfin, c’est ce qu’elle se dit lorsqu’elle se compare à lui. Et dans la seconde suivante, elle est capable de dénigrer avec une rare violence toute femme se prétendant artiste, voire géniale. Sa fille la première d’entre elles, qui se croit devenue sculptrice depuis qu’elle façonne quelque terre. Encore une qui se prend pour ce qu’elle n’est pas ! Masochiste et misogyne, Alma considère que ses semblables sont trop terre-à-terre dans leur vocation de procréation pour pouvoir s’élever vers les nuées de l’intellect et traduire en art leurs états d’âme. Elle-même s’est désolée de n’être rien, surtout pas un être à part entière, capable de produire une œuvre, à défaut d’un chef-d’œuvre. Elle a eu trop souvent la sensation d’être bien quelconque, jolie certes – les hommes lui en ont donné jusqu’à très tard l’assurance – mais sans grande disposition artistique, ni réelle intelligence. Bousculée entre les deux convictions extrêmes que sont son talent et son insignifiance, elle a subi les sautes d’humeur que leur alternance a irrémédiablement entraînées dans son sillage.
Et puis, comment aurait-elle pu se fier à des mâles qui n’ont vu en elle qu’un corps gracieux et charnel, souple et solide, et non l’esprit supérieur qu’elle rêvait d’incarner ? Ils lui susurraient à l’oreille qu’elle était unique. Elle n’a jamais été totalement dupe, persuadée au contraire qu’ils rêvaient que d’une chose, la coucher dans leur lit ! Et des femmes ont eu beau lui crier leur admiration lorsqu’elles interprétaient certaines de ses pièces en public ou que sa mère chantait ses lieder, Alma a toujours pris ces compliments pour ce qu’ils sont à ses yeux sexistes, de la soupe de femelles incompétentes et rationalistes.
Dans sa jeunesse, elle priait souvent ce Dieu auquel elle n’a jamais vraiment cru, qu’il lui donne la force physique et morale d’accomplir ce à quoi elle aspirait profondément, qu’il lui fasse un signe et lui donne la mission qui la révélerait à tous, et d’abord à elle-même. Elle s’engageait à étudier avec le plus grand sérieux pour composer l’opéra digne d’une vie, certaine au fond de son âme qu’elle en avait le talent. Arrivée au parachèvement de son existence, il lui faut reconnaître qu’elle a failli à sa promesse, trop paresseuse pour travailler et trop futile pour étudier.
C’est avant tout le courage et la persévérance qui lui ont manqué, qualités indispensables de tout créateur digne de ce nom. Malgré de bonnes résolutions, passant certains jours de longues heures en seule compagnie de son piano, force lui est de reconnaître qu’elle a vite lâché prise. Elle a trop rêvassé à ses chevaliers servants du moment, comme l’idéaliste incurable qu’elle est restée. Aujourd’hui encore, elle demeure persuadée que seule la séduction permet à une femme d’arriver à ses fins, quelles qu’elles soient. Seuls les hommes peuvent lui donner son éclat, ceux qu’elle aimait tant séduire, testant sur ces pauvres mortels sans défense les multiples moyens de les ensorceler. Pour plus de confort, elle s’est engluée dans la croyance absurde que les qualités de création sont génétiquement refusées aux femmes. »…
http://www.editions-harmattan.fr/index.asp?navig=catalogue&obj=livre&no=40916
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