Destruction et reconstruction

Vous vous en doutez un peu si vous avez lu mes deux premiers livres, j’ai une véritable passion pour la Vienne du tournant du 20ème siècle, tout à la fois capitale d’un empire en décrépitude et foyer culturel et artistique d’une richesse éblouissante, déjà concurrencée par Paris et Berlin. Les « phares » de cette époque se nomment Mahler, Klimt, Freud, Zweig, Schiele, Kokoschka, Schoenberg, Schnitzler, avant Kafka et Musil… Excusez du « peu »…
J’ai également développé un intérêt sans fin pour l’horreur que fut la Shoah, cette abomination barbare dépassant mon entendement de petite européenne bien au chaud (et pas seulement à cause du réchauffement planétaire !) dans son existence de rejetonne des « Trente Glorieuses ». Je l’évoque dans mon second polar, dont le héros est un descendant de déportés.
Je lis moult ouvrages, regarde les documentaires que diffuse notamment Arte, sans trouver réponse ni explication. Évidemment, il n’y en a pas ! La haine nazie, et plus généralement raciste et ségrégationniste, est par nature, à la fois humaine – la peur de la « pseudo » différence – et inhumaine – éradiquer de la surface de la Terre ceux qui « dérangent ».
Je devais donc lire Les Déracinés de Catherine Bardon.
Pour mieux comprendre, voilà la 4ème de couv.
« Almah et Wilhelm se rencontrent dans la Vienne brillante des années 1930. Après l’Anschluss, le climat de plus en plus hostile aux juifs les pousse à quitter leur ville natale avant qu’il ne soit trop tard. Perdus sur les routes de l’exil, ils tirent leur force de l’amour qu’ils se portent, puissant, invincible, ou presque. Ils n’ont d’autre choix que de partir en République Dominicaine, où le dictateur promet 100 000 visas aux juifs d’Europe. Là, tout est à construire et les colons retroussent leurs manches. Pour bâtir, en plein cœur de la jungle hostile, plus qu’une colonie : une famille, un avenir. Quelque chose qui ressemble à la vie, peut-être au bonheur… »
Bizarrement, ce livre, que j’ai lu facilement et avec intérêt, me laisse une impression mitigée. Il raconte la rencontre, la folle histoire d’amour et la destinée tumultueuse d’un homme et d’une femme, Autrichiens et juifs laïcs, et de leur famille. Divisé en trois parties, le roman aborde d’abord la Vienne des années trente, puis l’exil vers le continent américain, et enfin la (re) construction en République Dominicaine.
Sur le plan du travail historique, ce dont je peux juger en regard de mes faibles connaissances concernant Vienne et la période du nazisme, Les Déracinés colle au plus près de la réalité vécue par les Juifs d’Europe, leur errance au gré des pays qui les accueillent ou les rejettent, la méfiance à leur égard du fait de leur nationalité (L’Autriche devient allemande après l’Anschluss), leur désespoir d’avoir perdu leur liberté, leurs droits, leur identité.
La partie qui m’a le plus intéressée est celle consacrée à l’arrivée en République Dominicaine, dont je ne savais strictement rien, si ce n’est l’appétence touristique de certains pour cette destination paradoxale, puisque riche et voisine du pays sans doute le plus pauvre du monde, Haïti. Les exilés sont regroupés dans un kibboutz qui n’en a pas le nom, prennent en main leur destin et changent de métier pour construire les infrastructures.
D’où vient ma réticence, malgré ma passion pour la Vienne d’hier ?
D’abord les personnages. Fort nombreux, ils m’ont semblé un tantinet schématiques, voire caricaturaux. L’héroïne et sa mère sont évidemment « très très » belles, les parents « très très » aimants et compréhensifs, les enfants « très très » unis, les difficultés sociales s’aplanissent sans heurt devant la force de l’amour. Bref, c’est mille fois trop romanesque pour moi. Si vous aimez les belles histoires d’amou-ou-our, n’ayez aucune hésitation, plongez dans le grand bain !
De plus, les personnalités, à part peut-être les trois ou quatre principaux personnages, sont esquissées de manière trop lapidaire. Là encore, le récit manque de précision. J’aurais aimé avoir peut-être moins d’informations historiques, que je suis capable d’aller chercher toute seule comme une grande, et davantage de finesse dans la relation des rencontres, des échanges, des amitiés, des états d’âme aussi. Bref, une peinture psychologique plus étoffée m’aurait bien plu.
Mais tout le monde n’est pas Stefan Zweig !
Ensuite, l’histoire brosse une période très longue et riche d’évènements exceptionnels ; elle se déroule depuis l’avènement d’Hitler à la construction d’Israël et la chute du dictateur Rafael Trujillo, dont l’objectif premier en accueillant des Juifs européens dans son pays était de « blanchir » sa population. Cool… et malaise grandissant chez nos héros, jusqu’à l’assassinat du despote. Difficile, donc, de creuser en parallèle, l’histoire d’Almah, Wilhelm et de leurs coreligionnaires ET l’Histoire avec un grand H.
De ce fait, j’ai ressenti rapidement une certaine frustration, n’étant finalement satisfaite sur aucun plan. Les dernières pages, abordant à la vitesse de l’éclair la naissance d’Israël et la question de l’« Alya » pour des juifs européens, pour la plupart non-pratiquants de leur religion.
Ces quelques remarques ne doivent pas vous décourager de lire Les Déracinés, roman plus qu’intéressant en regard de la vacuité de nombre de ses homologues publiés aujourd’hui !
Je le conseillerai d’ailleurs fortement à toute personne souhaitant découvrir, de manière à la fois romanesque et avérée, ce que furent ces années de destruction puis de reconstruction, au milieu du vingtième siècle. Le style en est facile et plutôt bien élaboré, de difficulté moyenne, avec une certaine richesse côté vocabulaire. Je pense notamment aux adolescents et jeunes adultes qui aimeraient en apprendre davantage. Bien sûr, me direz-vous, ils peuvent lire Le Monde d’hier, Souvenirs d’un Européen de Stefan Zweig, Si c’est un homme de Primo Levi, Exodus de Leon Uris ou Eichmann à Jérusalem de Hanna Arendt.
Certes…
Dans un second temps, peut-être… Les Déracinés aura le mérite indéniable de les initier à une part essentielle de la mémoire universelle de notre humanité, ce qui est déjà un respectable objectif !
Agnès Boucher, Auteure & Blogueuse

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