L’autre « Dany »

À une époque où le temps semble manquer – mais certains diraient, le temps existe-t-il seulement ? – se plonger dans L’Art presque perdu de ne rien faire de Dany Laferrière ressemble à une véritable bouffée d’oxygène.
Tout d’abord, honte sur moi, j’ignorai tout de Dany Laferrière avant qu’il ne soit pressenti pour devenir Immortel, puis élu pour prendre le siège de Hector Biancotti. Je le connaissais de nom, évidemment, mais n’avais jamais lu aucun de ses livres. En allant dans ma petite libraire de la Presqu’île de Rhuys, son livre sur lequel trônait une photo de son visage énergique, au regard aiguisé et bienveillant, a attiré mon attention. Le titre ensuite. Moi qui suis à la base une cossarde quasi professionnelle, même si je me soigne, qui adore les après-midi passés dans la chaise-longue à rêvasser, lire, regarder les oiseaux, les chats, les papillons, dormir… et parce que je me « soigne », me lever tous les quarts d’heure parce que le temps ne coule pas assez vite (je suis une grande malade !), nécessairement, je ne pouvais qu’être ensorcelée par cet Art presque perdu de ne rien faire.
Ce livre est un admirable fourre-tout des pensées de l’auteur, issu, si j’ai bien cru comprendre, de chroniques données sur Radio Canada : la société et la vie quotidienne, son enfance avec sa mère et sa grand-mère (où sont les hommes ???), impressions sur ses auteurs fétiches – excusez du peu, Hemingway, Salinger, Rilke, Laclos, et des auteurs haïtiens que je m’en vais aller découvrir un jour, si un éditeur francophone a la bonne idée de les avoir encore dans son catalogue… –, la vie à Montréal, Miami, New York ou Paris, le cours du monde et les hommes de pouvoir, et notamment les dictateurs familiaux de son Haïti natal, les considérations climatiques sur le Québec et sur Haïti (pas le même genre 🙂 ), l’amour et les femmes, etc. Ce qui peut apparaître comme un écrit un peu brouillon dessine en fait de manière fort originale la personnalité d’un homme intelligent et ouvert aux autres, lucide sur notre civilisation contemporaine et engagé dans ses combats pour l’altérité et l’éducation de tous.
L’humour est toujours présent, le recul et le détachement pour observer, pointer nos failles et nos défauts, et cela est bien agréable lorsque les sujets se font plus sérieux, voire tragiques comme la dictature et la corruption haïtiennes. Il sait pointer l’anorexie des mannequins, l’intolérance à la différence, et aussi la joie de vivre des Québécois l’été, lorsque le soleil revient et que la voisine peut enfin ressortir sur son balcon la petite plante mise à l’abri le temps d’un hiver polaire. Laferrière est un empathique clairvoyant, un humoriste responsable, et surtout une très belle plume.
Élu à l’Académie française, cette institution empesée et « cacochymesque » (je sais, ce mot n’existe pas, mais un certain président parlait bien d’abracadabrantesque !) a accepté en son sein cet auteur étranger, noir, peu conformiste et autodidacte ! Quelle audace mesdames et messieurs les épéistes ! Nous allons recommencer à croire en vous, en votre clairvoyance. Car, ma libraire, toujours elle, m’a fait beaucoup rire l’autre jour. Me recommandant le livre de Laferrière, elle a eu cet argument : « Quand même, il a été élu à l’Académie ! »… « Oui, lui répondis-je un poil narquoise, comme VGE »… J’ai depuis découvert que Xavier Darcos y siégeait également… 🙂
Pensons donc à tous ceux qui n’ont même pas été sollicités, dans le désordre, Descartes, Molière, Beaumarchais, Balzac, Maupassant, Zola, Proust, etc. ; et ceux qui ont refusé d’y entrer, à l’instar d’Aymé, Flaubert, Stendhal, Gide, Bernanos, lequel paraît-il a dit un jour : « Quand je n’aurai plus qu’une paire de fesses pour penser, j’irai l’asseoir à l’Académie. » J’ignorais le sens de l’humour décapant de Georgy 😀 .
Avec Laferrière, l’Académie prend un coup de « jeune » et redeviendra peut-être plus attractive pour tous ces auteurs qui la trouvent surannée, je pense au Pennac, Le Clézio, Modiano – ces deux-là n’ayant pas méprisé le Nobel comme l’avait fait Sartre, logique avec lui-même – ou Kundera. Vous me direz, « où sont les femmes ? »… Elles se débrouillent toutes seules, les femmes… Celles que Laferrière aime et admire.
Bref, à une époque où la littérature se fait (trop) légère et facile, tant sur le fond que sur la forme, cet ouvrage fait de lenteur réflexive et de richesse narrative saura vous ramener dans la « vraie vie » pour l’apprécier, la goûter, la savourer.
0 commentaire
claudecolson · 19 septembre 2016 à 10h20
Un plaidoyer très incitateur. On pense à son incomparable voix grave et à ses rires. Je n’avais jamais songé à ce qu’il était étranger…
agnesb62 · 19 septembre 2016 à 10h25
« Étranger »… Mot positif puisqu’il suppose la différence et donc l’apprentissage… 🙂
gerard168 · 19 septembre 2016 à 11h02
Merci Agnès, d’une part de me faire découvrir ce « personnage », d’autre part de me donner envie de le lire… J’ai hâte d’en savoir plus !
agnesb62 · 19 septembre 2016 à 15h04
Moi aussi, je lirai donc d’autres opus de cet auteur 🙂
Elisa · 19 septembre 2016 à 11h18
J’adore cet auteur et je te conseille « Journal d’un écrivain en pyjama ». Jubilatoire ! Je pensais le rencontrer à l’occasion du salon du livre de la Brède, où trône le château de Montesquieu dont il occupe le siège à l’Académie française mais il a finalement d’autres engagements. Dommage ! Mais ce n’est que partie remise 🙂
agnesb62 · 19 septembre 2016 à 15h03
Je note Élisa, Je note 😉