Attention… Chef-d’œuvre !

Que dire de cet ouvrage, si ce n’est qu’on est bel et bien face à un véritable chef-d’œuvre ?
En le repérant sur les présentoirs de ma librairie préférée, je me suis inquiétée, tant il m’apparaissait comme une espèce d’énorme pavé inaccessible, à l’écriture dense et au format impressionnant. Bien sûr, je savais que je retrouverais nécessairement la prose d’un géant de la littérature.
Je fréquente Auster depuis de longues années. Il y a eu la découverte de la Trilogie de verre, la féérie de Monsieur Vertigo, la folie de Léviathan ou le désespoir du Voyage d’Anna Blum. Je ne me lasse pas de l’inventivité de ses constructions narratives, la surprise renouvelée à chaque opus englouti au point que les relire est une étape quasi incontournable.
Alors, évidemment, j’ai succombé et acheté 4321de Paul Auster. Il ne me restait plus qu’à avaler les mille pages. Sauf que…
Sauf que cet ouvrage ne souffre aucune avidité. Pour la boulimique que je suis, ce fut un sacré changement d’habitude. 4321 se dévore et se savoure tout à la fois.
La lecture débute comme à l’accoutumée. Il est question de la destinée d’un jeune garçon dans l’Amérique des années cinquante ; on découvre son aïeul Reznikoff, à son arrivée aux États-Unis, fuyant les pogroms européens. Un compatriote lui a conseillé de prétendre s’appeler Rockefeller. Reznikoff a une mémoire de poisson rouge. Son « J’ai oublié » en yiddish, à savoir « Ikh hob fargessen », devient pour l’employé du service d’immigration Jacob Ferguson.
Bref, rien que de très « classique ». Auster nous raconte une nouvelle histoire foisonnante. On continue sans rien soupçonner du prodige où il a décidé de nous plonger.
Car dès le second chapitre, le récit interpelle. Que se passe-t-il donc ? Précédemment, n’a-t-on pas lu le contraire de ce qu’on est en train de découvrir ?
On comprend alors le miracle de l’écriture de Paul Auster. Il nous prend dans ses filets délicieux, son imagination foisonnante, son appétence pour les formes narratives surprenantes et ne nous lâche plus ! Archie Ferguson voit sa destinée se démultiplier en quatre directions, selon que les conséquences d’un acte de malveillance à l’encontre du magasin d’électroménager de son père, se déroulent.
La question sous-jacente rappelle celle que Resnais avait déjà posée dans Smoking et No smoking, d’après les pièces Alan Ayckbourn. Que se passe-t-il si les évènements, les agissements, les initiatives de chacun sont différents ? Chez Auster, le héros, Archie, est impacté. Mais aussi ses parents, sa famille, ses amis, qui ne seront pas les mêmes selon la vie qu’il aura. Son existence également n’aura pas la même durée !
Le lecteur revient sur ses pas, revisite le récit, réapprend les personnages, se surprend à relire ce qu’il a déjà lu pour bien comprendre la multiplicité des destinées. Le mystère demeure. Qui est réellement Archie Ferguson ? Avec, sous-jacent, la question métaphysique que chacun de nous est obligé de se poser, qui suis-je ?
On pourrait appréhender une par une chaque histoire de 4321. Ce serait à mon sens une erreur, en tout cas pour découvrir le roman. On perdrait incontestablement le vertige qui nous saisit à la découverte de cette juxtaposition volontaire.
Et tant pis si on ne retient pas tout de chaque version. L’objectif du narrateur n’est pas là, mais bel et bien de nous interroger sur nos propres choix, sur les directions variées qu’aurait pu prendre notre existence si nos décisions avaient été différentes. Où serions-nous ?
Qui n’a jamais été tenté de revisiter son histoire ? « J’aurais dû… » ; « Je regrette… » ; « Si j’avais su… ».
Enfin 4321, comme dans les livres de Philip Roth, brosse un extraordinaire portrait de l’Amérique, avec tout ce que l’on aime et déteste de ce pays au sortir de la Seconde Guerre mondiale : la réussite sociale, le baseball, le racisme et Luther-King, Kennedy et Dallas, la guerre du Vietnam et les évènements estudiantins de 1968…
Aucun doute à avoir. Auster, comme son illustre aîné, n’aura peut-être pas la récompense suprême du Prix Nobel. Qu’importe ! Il est déjà passé à la postérité, auprès des plus grands.
Agnès Boucher, Auteure & Blogueuse
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